Tout le monde sait.
Une
cacophonie numérique sensée s’apparenter au chant des grillons arrache Céline à
la torpeur de sa sieste. Du bout de l’index, elle ouvre le lien que sa copine
Mimiche vient de lui forwarder. Elle y découvre le quotidien d’une usine
chinoise dans laquelle les ouvriers fourmillent sans relâche, sans sommeil,
sans pipi, presque sans salaire, avec l’obligation de se taire et
l’interdiction de sourire, et avec un contrat de renoncement à toute concrétisation
de pulsion suicidaire. On pourrait tout aussi bien y fabriquer des baskets ou
des jeans, mais ici on choisit de vouer sa vie à un produit hautement plus
retentissant : l’Iphone 5, celui que Céline rêve de s’acheter bientôt,
parce que le 4S c’est bien, mais quand même, ça commence à bien faire.
Elle est émue par le garçon aux paupières mi-closes et par
la femme au visage émacié. Ils lui font de la peine. Ils lui causent même un sacré
tracas. Alors elle ferme les yeux, elle pense fort à eux, et elle espère fort
que ça s’arrangera bientôt, maintenant que tout le monde sait. Elle se sent
démunie, elle sent la colère monter, elle se dit qu’il a déjà fallu avaler les
histoires de baskets et de jeans, et que la consommation c’est bien gentil,
mais franchement, à trop y regarder de près, c’est vraiment pas très sympa.
Elle fait un texto à Mimiche pour la remercier de son lien,
et elle lui dit que le nouvel Iphone, il peut toujours attendre et que
franchement, plutôt crever que de l’acheter maintenant, celui-là. Mimiche ne
répond pas tout de suite. Elle doit être en train de faire des courses, à moins
qu’elle ne soit encore au cinéma.
Céline frissonne et puis soupire. La solitude non plus,
quand même, c’est pas une vie… Et ça non plus c’est pas demain la veille que ça
changera.
L’écran de son 4S se met en veille, son téléphone se
verrouille, elle regarde un peu par la fenêtre, et elle se réchauffe un grand
café noir. Elle pense au garçon aux paupières mi-closes et à la femme au visage
émacié. Elle leur sourit dans sa tête. Elle leur sourit de toute son âme. C'est sûr, ça
s’arrangera bientôt, maintenant que tout le monde sait.
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